Être une femme dans l'IT

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Ça fait plus d’un an que je travaille en tant que formatrice en développement web. Je suis la seule formatrice. Tous les autres sont des hommes. J’ai toujours pensé que ça ne faisait aucune différence. Que la différence résidait surtout dans le regard des autres. Si je m’en fous, tout le monde s’en fout. Mais en fait, tout le monde ne s’en fout pas. Parfois, quand il y a une majorité d’hommes, certains se sentent beaucoup plus à l’aise pour lancer des trucs complètement déplacés voire carrément sexistes. Et comme d’habitude, on entend souvent comme “justification” que “c’est une blague”, suivi de la culpabilisation “si t’es mal à l’aise, c’est parce que t’as pas d’humour”. Pour ma part, j’ai (pour le moment) de la chance : la plupart de mes collègues ne sont pas comme ça. Avec eux, je ne ressens pas cette barrière, ce malaise. On est collègues, sur le même plan, égaux et voilà.

Mais la dernière fois qu’on parlait de ma place dans le crew des formateurs, en discutant avec Eric, je me suis rendue compte qu’effectivement, être une femme, dans mon taff, et dans l’IT, c’est différent qu’être un homme. Pourquoi ? Parce qu’une femme dans un environnement majoritairement masculin n’est pas exposée aux mêmes risques, aux mêmes anecdotes, aux mêmes responsabilités qu’un homme.

Je voudrais quand même préciser un truc : je vais évoquer des choses que j’ai vécues depuis que je bosse dans le web mais pour avoir travailler en tant que factrice, employée administrative, femme de ménage, téléprospectrice, assistante de direction, documentaliste,… je te le confirme, y’a pas que dans l’IT que ça se passe comme ça.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est risquer d’être infantilisée

J’ai de la chance parce qu’en tant que formatrice, je suis la responsable des nouveaux apprenants qui arrivent dans ma classe. J’ai la crédibilité et le pouvoir de leur dire que je suis leur formatrice, pas leur pote, que même si j’aspire à ce qu’on puisse tous travailler dans une ambiance conviviale, ça veut pas dire qu’ils peuvent m’appeler par des surnoms ridicules, infantilisants ou réducteurs. Je n’aime pas en arriver là mais oui, ça m’est arrivé de dire que la prochaine fois qu’on m’appelle “princesse”, ça se soldera par une convocation au conseil de discipline.

C’est assez pénible parce que dans ces cas-là, tu passes pour quelqu’un de sans cœur, de “mal-baisée”, de pas drôle alors que tu veux juste pouvoir faire ton travail. Tu es obligée d’être sérieuse et ferme parce que certains, au premier sourire, pense que ça veut dire que t’es open pour du “plus si affinité après les heures de boulot” (voire “pendant”). Tu dois encore plus faire attention à ce que tu dis. Le nombre de fois où j’ai entendu des mecs glousser parce qu’ils ont entendu une nana dire qu’une technologie la fait vibrer, c’est pathétique. C’est pas drôle les gars, sérieux, c’est pathétique. Quand t’as un prénom à la con et que toute ta vie, on te fait la même blague, ce n’est plus drôle, c’est naze. Quand t’es étranger dans un pays et que les autochtones te font les mêmes reproches basés sur des préjugés, ce n’est pas drôle, c’est naze. Bah c’est pareil avec les remarques sexistes.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est risquer d’être considérée comme une proie sexuelle

Tu te surprends à repousser les avances d’un homme en disant que t’as un copain (que ça soit vrai ou pas). Tu réalises que pour avoir la paix, tu te caches derrière une figure masculine. Et ça fait chier. Ou alors tu leur dis que tu es lesbienne (que ça soit vrai ou pas). Et ça fait chier. Pourquoi ? Parce que si tu leur dis juste qu’ils ne t’intéressent pas, ils ne comprennent pas. Ils agissent comme si tu leur disais qu‘en redoublant d’efforts, ils arriveront à te “pécho”. Nous ne sommes plus honnêtes avec eux parce que ça ne sert à rien. Et parce qu’au final, pour ce genre d’hommes, on n’est vraiment que ça : un vagin disponible ou pas.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est risquer d’être rabaissée

Combien de fois j’ai entendu qu’une femme n’était pas génétiquement faite pour savoir coder, qu’une femme ne peut pas avoir la logique pour programmer, qu’elle ne peut pas être suffisamment intelligente pour être compétente en informatique ? Trop. A un tel point qu’il m’est arrivé de penser qu’ils avaient raison, que j’étais incompétente, pas légitime, que j’avais rien à foutre là. Puis avec le recul, je réalise que c’est débile parce que ces hommes-là ne savent pas de quoi je suis capable. Surtout parce que les autres hommes, ceux qui ont vu et lu et compris mon code ne m’ont jamais dit que c’était de la merde. Il y en a même qui m’ont dit que je devais arrêter de douter de moi, qu’ils avaient toujours su que j’étais capable. Certains me disent que c’est le syndrome de l’imposteur. Peut-être. Mais quand on te considère comme une vitrine, comme une paire de seins à baiser et qu’en plus, on te répète que des études scientifiques ont prouvé que tu étais programmée pour être conne, quand en plus ça vient de collègues, je ne suis pas certaine que ces doutes ne soient dû qu’au syndrome de l’imposteur.

D’ailleurs, je serais curieuse de savoir quel est le pourcentage de femmes qui osent faire du live-coding. Pas par rapport aux hommes mais juste par rapport au nombre de femmes qui codent.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est devoir gérer seule des comportements graves

Il y a les dragueurs et il y a aussi les creepy. Le creepy peut être un homme ou une femme. J’ai personnellement expérimenté les deux versions. Mais quand t’es entourée d’hommes, malheureusement, le risque de se faire emmerder par un creepy d’obédience masculine est proportionnellement plus élevé.

Pourquoi on doit assumer ça seule ? Parce qu’on vit une époque où on légitime le fait que les petits garçons s’amusent à soulever ou baisser les jupes des filles. On t’envoie des fleurs, ça te fait peur mais tes collègues trouvent ça marrant. On te harcèle par écrit, ça te fait peur et ça épuise mais on te dit qu’il est un peu trop romantique et que ça lui passera. Ta famille, tes collègues, tes supérieurs reçoivent des messages clamant un amour ou une haine envers toi. Dans les deux cas, il n’est pas rare que tu entendes que t’as bien du faire quelque chose pour inciter quelqu’un à faire ça. Quand un creepy a un comportement ouvertement déplacé par rapport à toi et malgré tes actions pour qu’il se calme, on va te muter pour éviter tout contact entre lui. Pas lui. Toi. Au final, tu ne dis plus rien parce que t’as peur de passer pour une emmerdeuse qui interprète tout mal. Ou que les gens autour de toi (consciemment ou pas) agissent comme si tu étais en tort.

Chez BeCode, on a déjà connu des creepy et on en connaîtra encore. Ce qui est rassurant, c’est qu’on s’entend suffisamment bien entre collègues pour en parler. Et on est suffisamment bien entourées pour que ce genre de comportements soient pris au sérieux. Et que nous aussi, en tant que femmes, qu’on soit en première ligne comme moi ou qu’on soit moins exposées comme mes collègues femmes, on soit prises au sérieux.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est risquer de s’exposer à la compétition féminine

Car il n’y a pas que les hommes qui peuvent être creepy. Certaines femmes, aussi, peuvent faire preuve d’un comportement gênant et inapproprié sous prétexte qu’elles perçoivent la présence d’une autre femme sur leur territoire comme une tentative d’usurpation du pouvoir. Là, c’est le pompon : entre rivalité mal placée, coups de pute et ragots dégueulasses, tu retournes à l’époque du lycée.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est s’exposer à (n’)être (qu’)une vitrine

Oui, être une femme dans un milieu d’hommes, c’est pas simple, c’est dur, c’est être constamment exposée. Si t’es mal habillée, mal coiffée, on peut te faire des remarques sur ta présentation alors que des hommes peuvent faire des présentations avec leur casquette, leur barbe de 5 jours ou des t-shits avec des messages passifs agressifs rigolos, on ne leur dira jamais rien. Si tu ne choisis pas le bon mot dans une phrase, on peut te faire une remarque sur le fait que tu n’es pas assez pro ou (ça existe encore) sur ta “mauvaise période du mois”. Quand c’est un mec, il suffit qu’il dise qu’il n’a pas bien dormi la nuit précédente et c’est bon, c’est pas grave, c’est oublié.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est être en compétition avec des hommes en conflit avec leur propre masculinité

Ma mère (et elle n’est pas la seule) disait qu’une femme dans un monde d’hommes doit travailler deux fois plus, doit être deux fois plus performante, deux fois plus efficace, deux fois meilleure qu’un homme pour être acceptée par ses pairs masculins. Elle se trompait. Évoluant elle-même dans un milieu professionnel majoritairement masculin, elle le constate tous les jours. Quand t’en arrives à donner le maximum de toi-même, tu dois essuyer le mépris de certains hommes. Parce que tu es une femme. Quand c’est un homme, c’est normal. Quand une femme est compétente voire plus compétente qu’eux, ils sont odieux et tu dois l’accepter parce que c’est “comme ça”.

Quand t’es une femme, tout est potentiellement un terreau pour les ennuis, les conflits, les rivalités, les guerres. Et parce que t’es une femme, on va te demander à toi de passer l’éponge, d’être compréhensive, d’être dans le pardon, dans l’acceptation de l’autre.

Mais du coup, être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est leur montrer qu’on vaut mieux que ça.

Quand je dis “on”, c’est pas seulement “nous les femmes”, mais “nous les humains”.

Oui, il y a une part de “nous les femmes”. Comme je le disais plus haut, certains hommes pensent encore que c’est normal d’appeler une femme (qu’elle soit sa supérieure, sa collègue ou sous sa responsabilité) avec des petits noms niais. Le fait de réagir avec fermeté et de ne plus laisser passer ça, c’est déjà faire évoluer les mentalités, de faire réagir sur le fait que non, ce type de comportement n’est pas ok. C’est pas grand chose mais si le message passe et qu’on arrive enfin à se faire respecter, ça veut dire que les choses peuvent changer.

C’est difficile d’être à la hauteur tous les jours, de ne pas montrer ses coups de fatigue ou ses coups de colère. J’essaie d’insuffler insidieusement le concept de la positivité. Pourquoi ? Parce que ça change la donne significativement. Quand j’ai commencé mon boulot de formatrice, on était dans une usine pas du tout aux normes de sécurité, dans une salle sans vitre en plein hiver. Ce que ça a changé d’être positif ? Personne ne s’est plaint, tout le monde cherchait constamment comment améliorer notre situation, comment bidouiller, comment bricoler, comment construire quelque chose avec du pas-grand-chose. Aucun de mes stagiaires n’a abandonné à cause des locaux désastreux, entre autre parce qu’ils voyaient que nous, formateurs, on venait. Et nous, surtout parce qu’on voyait qu’eux aussi ils venaient. Les uns comme les autres, on n’a pas abandonné. On s’est serré les coudes, on s’est unis contre notre situation, on a essayé de faire du mieux qu’on pouvait et on a réussi. Être positif même quand on est dans la méga merde, ça permet d’avancer malgré la fatigue, ça permet aussi de rire d’une situation qui est énervante.

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, c’est montrer que c’est dommage que ça soit majoritairement masculin

Montrer qu’une femme a “autant de couilles” qu’un homme, qu’on ne baisse pas les bras, qu’on a le feu, la foi et la rage de pas se laisse abattre, ça montre à tous que si moi je peux le faire, ils le peuvent aussi. On parle de plus en plus des hommes blancs caucasiens hétéros qui sont nés avec plus de facilité que les autres. Évoluer dans une équipe avec des personnes qui ne le sont pas et qui sont (ô surprise) compétentes, professionnelles et proactives, c’est aussi casser ses préjugés : oui, on peut être une femme, un homme, homosexuel, blanc, noir, jeune, vieux, avoir beaucoup d’expérience ou pas du tout et casser des culs.

Être une femme formatrice en développement web chez BeCode, c’est avoir conscience qu’on se doit d’être exemplaire pour montrer que “c’est possible”. C’est rester sur ses gardes quant aux intentions de certains stagiaires mais aussi certains collègues qu’on apprend à connaître. C’est anticiper les emmerdes et tenter de les prévenir avant de devoir en guérir. C’est être (trop) souvent sollicitée parce qu’on est la seule paire d’ovaire de l’équipe et c’est du coup on ressent le stress de ne pas savoir quoi dire quand on te pose cette question qui, tu le penses sincèrement, ne te concerne pas : comment ça se fait qu’il y a aussi peu de femmes dans l’IT ? Mais qu’est-ce que j’en sais moi ? J’ai toujours plus ou moins évolué avec des hommes et avec des femmes qui ne se sentaient pas et qui n’agissaient pas comme étant inférieures aux hommes. Pour moi, les hommes et les femmes sont pareils. Bien sûr que j’ai déjà subi des choses atroces de par ma condition féminine. Malheureusement “comme toutes les femmes”. Pour autant, actuellement, je travaille avec des gens formidables qui me font me sentir bien dans mon job.

_config.yml Adrian et Miriam de la première promo et Miloon et Eric, binôme de formateurs de cette première promo

Être une femme dans un milieu majoritairement masculin, ça n’empêche pas d’être bien entourée

Je suis très proche de certains de mes collègues et je ne pense pas que ça soit une erreur de ma part. Je ne pense pas prendre de “risques” parce que je suis une femme. Je pense que ça montre qu’on peut être un homme, une femme, être collègues, être amis, être complices, et ne pas forcément se mettre en danger, ne pas forcément risquer d’être rabaissée, humiliée, harcelée, exploitée, moins bien considérée. Tout n’est qu’une affaire de culture, d’éducation, de savoir. Lorsqu’on sait qu’en face, on a à faire à un humain tout autant capable que soi, tout aussi émotif que soi, tout aussi sujet au stress et aux emmerdes de la vie quotidienne que soi, qu’on arrête de se regarder le nombril pour considérer les autres, tout est possible.

_config.yml Alexandre (quota cheveux blancs), Miloon (quota ovaires) et Bertrand (quota premiers poils)

Oui mais du coup, pourquoi si peu de femmes dans l’IT ?

Justement, plutôt que de me demander à moi, faudrait plutôt demander aux femmes qui n’y sont pas.

Written on September 21, 2018