Le père

humeur

Icare est dans la chambre de son fils. Auparavant, il a monté les escaliers, les bras portant le linge que son fils a oublié de remonter la veille au soir. Ranger le salon et remettre à sa place les choses qui doivent y être. Icare a du temps devant lui ce matin, il est en congé. Il avait hésité avant de rapporter les affaires dans la chambre de son fils car, comme il l’avait enseigné à ses enfants, ils devaient se débrouiller et ne pas compter sur leurs parents. Son épouse aime tenir sa maison en ordre et ses affaires délaissées n’allaient pas provoquer un scandale mais il était préférable qu’elles soient remises à leur propriétaire. Alexandre allait rentrer tard ce soir. Il a son entraînement de sport avec son frère. Icare ne sait même plus ce que font ses fils. Du tennis ? Non, ça c’était lorsqu’ils étaient au collège… Du foot ? Non, ils n’aiment pas beaucoup le football… Oh, il ne sait plus mais tant que ça leur permet de se sentir bien dans leur peau et que ça entretient leur forme, quelque soit le sport, il les soutient, comme toujours.

Icare est dans la chambre de son fils, Alexandre. La pièce est rangée et propre. Le lit est fait, chaque chose est à sa place. Sur les murs, il y a des dessins qu’Hadrien et Alexandre ont faits ensemble. Les murs sont pourtant d’un blanc presque immaculé en-dessous. Il y a pourtant quelque chose qui attire l’oeil du père. Quelque chose qui dépasse. Oui, qui dépasse… Une photo ? Intrigué, il s’approche de la commode, là où on range les sous-vêtements, et saisit la photographie. Il la regarde. Son visage ne se modifie pas. Neutre avant, neutre après. Il reste immobile à contempler la photo. Qu’est-ce que ça signifie ? Il entrouvre la bouche, laisse échapper un soupir, ferme les yeux, continue de tenir cette photo entre ses doigts. Ce moment va devoir s’arrêter. Icare. Il faut que tu fasses un mouvement. Fais quelque chose. Il rouvre les yeux sur la photo. Verse une larme. Il la remet dans le tiroir de la commode. Il s’arrête de nouveau. Referme les yeux afin de libérer une deuxième larme. Une boule commence à se former dans sa gorge mais il ne la veut pas cette boule. Il fait enfin un pas. Vers la porte. Hésite. Et si je regardais à nouveau pour vérifier ? Non. Il se dirige vers la porte. Il sort.

Icare était dans la chambre d’Alexandre. Il dévale les escaliers, cherche sa femme, ne la trouve pas. Elle est probablement dans le jardin. Qu’est-ce que je fais ? Je vais lui en parler ? Non, ça la tuerait ! Elle… Elle ne comprendrait pas. Verse toi un verre d’eau et réfléchit. Nom de dieu mais qu’est-ce que cette photo foutait là ? Qu’est-ce qu’il peut bien pouvoir foutre avec ça ? C’est quand même pas lui qui l’a prise ? Non. Ce n’est pas possible ! Il faut que je sorte. Le tableau sur le frigo. « Je suis parti faire une course. Bisous. » Voilà. Ca suffira pour qu’elle ne s’inquiète pas trop. Claque. La porte.

Icare s’en va. Il court à sa voiture. Il l’ouvre, s’engouffre dedans, referme la porte derrière lui, verrouille les portières. Il respire en regardant le tableau de bord. Il met le contact. J’ai assez d’essence. Mais assez pour faire quoi ? Pourquoi j’ai regardé ? Pourquoi… Bon, avance, on verra plus tard. Icare sort de l’allée, tourne à droite et s’en va faire un tour dans le village. Il passe devant la mairie, l’école, la grange. Il sort du village. La ville s’offre à lui derrière ses verts pâturages. Il roule et se demande brièvement s’il va mettre de la musique. Tout ce qu’il y a appartient à ses enfants. C’est pas le moment d’avoir un accident en regardant dans la boîte à gants. Les premiers immeubles. La ville. Ce n’était pas une bonne idée. Il va y avoir beaucoup de circulation et des feux rouges. Fais demi-tour. Il ressort de la ville. Les chemins de terre. Oui, ça c’est une meilleure idée. On va aller faire un tour dans les chemins de terre. Au moins, il n’y aura personne. Il s’engouffre dans le premier chemin qui s’offre à lui. Au bout de quelques kilomètres à avancer dans la terre, la boue, les cailloux, il s’arrête. Personne ne le trouvera ici. Il sort de la voiture. Referme la porte et s’arrête. Il pose la tête sur le toit de la voiture. Il pleure. Il prie l’impossibilité de ce qu’il redoute.

Icare s’en est allé. Il revient à sa voiture. Il lui faut oublier cette image. Il a ramassé quelques plantes, quelques herbes. Il a trouvé des morceaux de bois assez joli pour faire une canne pour sa femme. Icare est un manuel. Il se dirige d’un pas beaucoup moins lourd vers le coffre. Il paraît avoir pris du recul face à ce qu’il avait découvert. Il fouille dans sa poche, trouve les clefs, ouvre le coffre. Il pousse la bâche, le bidon d’essence, le sac que Sarah a encore oublié et les bouteilles d’eau dont Elisabeth a repoussé le transport jusqu’au cagibi pour le lendemain. Il y a de drôles de tâches dans le fond. Il ne les avait jamais remarqué. C’est comme poisseux par endroit, plus foncé et très sec à d’autres. On dirait de la peinture. Ça aurait un lien ?

Icare reçoit comme une claque. Il rentre. Son monde est en train de s’écrouler. Il se dépêche de retourner dans son foyer, de trouver Elisabeth, Hadrien, Alexandre et Sarah. Il n’avait pas pu rêver et il fallait qu’il sache. Cet homme n’est pas adepte de la politique de l’autruche. Et les garçons n’allaient pas rentrer tout de suite.

Icare a reçu une claque. Il était allé voir Elisabeth, qui était toujours les mains dans la terre en train de s’occuper de son jardin. Elles manquent d’engrais, pensait-elle en entendant les pas d’Icare fouler le sol. Il y a un problème ? Ça ne va pas ? Elle le regarde, inquiète. Me faire part de quoi ? Pourquoi ta voix tremble ? … Comment ça, c’est peut-être rien ? Tu vas me dire ce qui se passe à la fin ? C’est Sarah ? Il lui est arrivé quelque chose ? … Quoi ! Alexandre ? Il est à l’hôpital… D’accord, je me calme. Je t’écoute. … Oui. … Je vois. Ce n’est pas « tout » ce que ça me fait mais enfin tu n’es pas naïf quand même ! … Bien sûr que cette photo est à Alexandre. … Enfin lui ou un des deux autres.

La question ne se pose pas. Le choix est fait depuis très longtemps. Il était évident qu’ils en arriveraient là. C’est juste terriblement dommage qu’elle doive se servir d’Icare pour redonner un coup de fouet à son jardin. Un peu fleur bleue, Elisabeth pensait : « Finir cette histoire à coups de pelle… J’aurai pu trouver mieux« .

Written on November 21, 2006