Une page jamais tournée

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Atelier d’écriture : “Souvenirs : quelqu’un du passé resurgit dans ta vie…


“À demain !” Ouais, à demain. Le matin, dire bonjour, claquer la bise aux uns, serrer la main des autres, ça m’épuise. Je n’aime pas le bon de ma voix d’habitude mais m’entendre répéter pendant une demie heure les mêmes mots, encore et encore, toujours avec ce ton si faux, ça me fatigue. Ca ne m’énerve même plus, ça me lasse. Et le soir, c’est pareil. Même si j’ai passé une bonne journée, devoir encore répéter encore et encore “à demain, bonne soirée ! à demain, bonne soirée ! rentre bien, à demain ! rentre bien, bonne soirée !”, ça me donne des envies de week-ends, de vacances, de démission même parfois. Ce dernier “à demain” me fait du bien parce que c’est le dernier. Je passe la porte centrale du building, cours pour attraper mon tramway de justesse, je suis enfin en route pour mon domicile. Bientôt chez moi, à la maison, loin du vacarme ambiant. Là-bas, personne ne m’attend, personne ne m’oblige à parler, à m’expliquer et surtout à faire semblant.

Je suis rapidement chez moi. Dans mon quartier, personne ne me connaît. Personne ne me regarde ou ne me salue. Il y a seulement la gardienne du rez-de-chaussée qui aime bien faire la conversation qui me coince parfois pendant une heure dans le couloir mais je sais qu’à cette heure-ci, elle n’est pas là. Je regarde le contenu de ma boîte aux lettres à mon aise. Je ne me précipite plus pour la fuir comme je le faisais encore il y a quelques mois. Je grimpe les escaliers, arrive à hauteur de ma porte mais il y a quelque chose qui cloche. La porte est ouverte, la lumière est allumée. Putain, je me suis fait cambrioler…

Je pousse la porte doucement, j’essaie de distinguer des bruits bizarres pour savoir si quelqu’un est encore là. Apparemment, ils ont foutu le camp. J’entre dans l’appartement avec prudence. Dans la salle à manger, dans la cuisine, il n’y a personne et rien n’a bougé. Je vais voir dans la théière si ma thune est encore là. Rien n’a bougé. Ok. Dans le salon, j’ai pas grand chose. J’ai même pas encore échangé ma vieille télévision cathodique et mon ordinateur, je l’ai sur moi. Ils ont dû être déçu. Je vais quand même voir.

Dans le salon, rien n’a bougé. Rien n’a été emporté. Mais je vois une forme qui ne devrait pas être là. Il se tient bien droit. Il est assis sur le fauteuil près de la fenêtre, il regarde dehors. Il ne prend même pas la peine de tourner la tête pour me regarder mais il sait que je suis là. Il n’a pas changé. Ses cheveux sont toujours en bataille, son regard semble toujours aussi froid et déterminé. Il a toujours la veste en cuir que son frère lui avait offert. Il dégage toujours ce petit quelque chose de malsain mais de fascinant. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu mais il n’a pas changé. Pas une ride, pas un cheveux, pas plus ou moins de poids. Il n’a pas changé. Comme si le temps s’était arrêté pour lui. Ou pire, comme si tout ce qui s’était passé depuis que je suis partie n’avait jamais existé. Comme si j’avais imaginé toutes ses années de liberté et que la réalité était là, en face de moi, prête à m’éclater la gueule. Je ne sais pas quoi faire. Est-ce que j’ai encore une chance de partir ? Est-ce qu’il pourrait me rattraper ? S’il m’a retrouvé ici, ça ne serait qu’une question de temps avant qu’il me retrouve à nouveau. J’ai l’impression que le temps file mais je crois que ça fait au moins 5 bonnes minutes que je ne bouge pas. Je n’y arrive pas. Je suis complètement immobile et il m’est impossible de faire un quelconque mouvement. Merde, je suis vraiment paralysée, coincée. Je suis dans la merde…

« Tu sais pourquoi je suis là. »

Il ne tourne toujours pas la tête. Il ne me regarde toujours pas.

« Approche, je ne vais pas te manger. »

Ca ne me rassure pas trop. Ça serait plus facile si je voyais son visage de face pour évaluer clairement quel sentiment il doit ressentir, savoir si j’ai un maigre espoir de survivre à cette journée.

« - Qu’est-ce que tu fais là ?

  • Je suis venu pour te voir. »

Leur dernière étreinte remonte à longtemps, si longtemps qu’elle pensait qu’Hadrien faisait désormais partie des souvenirs qui resteraient souvenirs, qui jamais ne reviendraient à la surface. Manifestement, elle se trompait. Le voir aujourd’hui dans son salon l’inquiétait parce que leur histoire avait toujours été compliquée. Un jour, elle avait décidé d’en finir. Hadrien n’est pas un homme comme les autres. Ce n’est pas un homme qu’on quitte, pas un homme qu’on fuit, pas un homme avec qui on négocie. Et elle, plus que quiconque, en avait parfaitement conscience.

Ils s’étaient découvert à une soirée. Tous les deux travaillaient dans la même société, dans le même immense building. Ils ne s’étaient jamais croisés jusque là. À cette soirée, ils s’étaient tournés autour. Elle pensait qu’il ne serait qu’une anecdote dans sa vie sexuelles mais après avoir passé plusieurs heures à discuter avec lui plutôt qu’à s’amuser avec les gens qu’elle connaissait, elle s’est rendue compte que cette rencontre allait être bien plus que ça. Ils avaient flirté pendant des mois. Elle lui avait pris la main pour la première fois un midi, quand ils avaient décidé de changer d’endroit pour déjeuner, qu’elle voulait l’emmener manger dans un parc, loin des collègues habituels et du bruit de la ville. Elle lui avait pris la main au feu rouge parce qu’il ne leur donnait pas la priorité, qu’elle en avait marre d’attendre et qu’elle estimait qu’ils pourraient passer à travers la circulation sans danger. Il avait été étonné de se faire entraîner par surprise, au milieu des voitures. Il n’avait pas lâché sa main après qu’elle ait réussi à les faire traverser le boulevard tous les deux. Elle en était heureuse. Ce premier contact plus intime la confortait dans l’idée qu’un jour, avec de la patience, un jour, ils oseraient aller plus loin. D’ordinaire, ni l’un ni l’autre n’étaient prudes. C’était juste leur histoire qui devait prendre son temps.

C’est en faisant les quelques pas qui la séparait de l’encadrement de la porte au fauteuil en face de lui qu’elle repensait à tout ça. Lui se demandait encore pourquoi. Pourquoi elle avait organisé tout ça.

Ils habitaient ensemble. C’était pas nouveau. Ils étaient installés, comme on dit. C’était l’automne. Il s’en rappelle parce que ce soir-là, en rentrant, il constatait qu’il faisait plus sombre que d’habitude et qu’il avait besoin d’allumer la lampe pour voir l’intérieur de l’appartement. Il se rappelle cette pensée futile. La dernière. La suite, il avait toujours essayé de l’effacer de sa mémoire. Les meubles renversés, le canapé couvert de sang, les vêtements qu’elle avait enfilé au matin par terre, déchirés, tâchés, et pire, la vitre brisée depuis l’intérieur. Il avait déjà vu autant de sang dans sa vie. Il avait déjà vu des cheveux poisseux collés par la sang séché sur des meubles, sur du verre, sur des vêtements. Il avait déjà vu un scénario similaire. Il en avait trop l’habitude. Tellement qu’il avait compris qu’elle n’était plus là et que si son corps n’était pas trop abîmé par la chute, il pourrait la revoir à la morgue. Il ne s’était pas rappelé avoir vu les pompiers, les ambulances ou même la police en montant. Mais c’était logique, il entrait par l’autre côté de l’appartement. Il s’était figé en se demandant qui avait pu accomplir ce carnage. Il ne se rappelait plus et ne voulait pas se rappeler la suite. Il se rappelle de son frère qui était venu le chercher pour l’emmener loin. Il se rappelle de sa sœur qui l’a veillé pendant des mois. Il se rappelle de sa mère qui essayait de le sortir de sa léthargie. Il se rappelle avoir été pendant très longtemps dans une bulle hermétique au monde. Il ne pouvait plus supporter le monde autour de lui. En sortir, c’était devoir faire face à sa douleur, essayer de comprendre, poser des questions, savoir ce qui s’était passé. Et il avait la crainte que s’il retrouvait le ou les coupables, il serait obligé de briser la promesse qu’il avait faite il y a longtemps à sa compagne, de ne plus céder à ses propres pulsions.

Aujourd’hui, il l’a retrouvé, il est chez elle, elle est assise en face de lui, bien vivante. Comme avait-elle monté son coup ? Pourquoi s’était-elle fait passer pour morte ? Pourquoi mettre en scène un pareil carnage ? Pourquoi lui avoir fait ça ?

« Tu veux savoir ? »

Il ne pouvait toujours pas la regarder. Il craignait sa propre réaction si jamais il tournait la tête pour la voir en vrai.

« Même après que tu aies arrêté, je sentais que ça te manquait, que je t’empêchais d’être comme tu es. J’avais peur qu’un jour tu te venges sur moi, qu’un jour tu craques et que tu t’en prennes à moi. Je suis partie. Pourquoi comme ça ? Parce que je savais que c’est pas possible de discuter de ça avec toi. Tu m’aurais dit que tu peux te contrôler, que tu peux être différent, que tu peux changer. Et c’est vrai que j’aurais aimé que tu changes mais je ne veux pas que tu changes pour moi. Je veux dire… Je voulais t’aimer pour ce que tu es, pas pour ce que tu aurais pu devenir pour moi. »

Il ne bougeait toujours pas. Il se contenait de plus en plus difficilement. La colère, le souvenir de la douleur qu’il avait ressenti ce soir-là, les mois suivants qu’il a passé dans le brouillard, l’horreur qui a suivi quand il a réussi à en émerger, tout lui revenait.

« - Regarde moi Hadrien. Il est temps. Il est temps qu’on en parle une bonne fois pour toute et tant pis si tu ne m’épargnes pas.

  • Qui te dit que je voulais changer uniquement pour toi ? Qui te dit que justement, tu ne m’as pas aidé à être ce que je voulais devenir ? Qui te dit que ton départ a amélioré les choses ? »

Il baissa les yeux vers la poche de sa veste, en sortit des photos et les lui jeta au visage.

« Pour une fois que j’avais réussi à avoir une existence normale, t’as tout foutu en l’air. Tu ne pouvais pas me quitter comme tout le monde ? Ca, je l’aurais encaisser. »

Il se leva, toujours en prenant soin de ne pas la regarder directement. Il se dirigea vers la fenêtre. Il ne voulait pas voir sa réaction quand elle découvrirait les images. Il ne les avait pas apporté pour elle. Il les avait toujours avec lui.

« Tous ces gens… »

Elle se laissa glisser de son fauteuil. Elle était désormais par terre, à genou, entourée des photos aux teintes rougeâtres. Elle s’était mise à pleurer. Il savait bien qu’il allait la décevoir. Mais elle devait savoir qu’il n’y a pas qu’un seul monstre dans leur couple. Elle aussi, par ce qu’elle avait fait, avait été d’une extrême cruauté et qu’elle aurait dû savoir quelles conséquences auraient ses actions.

« Est-ce que c’est parce que tu ne m’aimais plus ? »

En voyant les photos, elle se le demandait. Est-ce qu’elle l’aimait toujours malgré tout ? Pourquoi n’était-elle pas dégoûtée parce qu’elle avait sous les yeux ? Elle ne pleurait pas à cause de l’horreur. Elle pleurait parce qu’elle prenait enfin conscience de ce qu’elle lui avait fait. Elle peinait à se mettre debout. Elle sanglotait. Elle tentait de ne pas être trop bruyante parce qu’elle savait que si elle se laissait pleinement aller, elle ne s’arrêterait plus. Quelque part, elle voulait vraiment vivre cette retrouvaille, où que ça la mène. Elle s’approcha de lui, voulait vraiment qu’il la regarde. Il fuyait ses yeux mais ça n’a pas duré longtemps.

« - Tu m’as tellement manqué. Je sais que c’est dur d’être avec moi, je sais que je te fais peur mais…

  • Tu ne m’as jamais fait peur. C’est toi qui t’effraie tout seul.
  • Pourquoi t’es partie comme ça ? Pourquoi faire tout ça ?
  • Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’était il y a tellement longtemps.
  • Tu te fous de moi ? Tu mets en scène ta propre mort mais tu ne te rappelles plus pourquoi ?
  • Je… je ne sais pas quoi te dire. Je suis contente de te revoir, je… »

Elle prenait conscience qu’elle n’avait jamais vraiment tourné la page, qu’inconsciemment, il avait toujours été là. Elle s’en voulait d’avoir pu recommencer sa vie alors qu’il n’avait clairement pas réussi de son côté. Elle voulait qu’il sache tout ce qu’elle ressentait, qu’il ne pense pas qu’elle brode une histoire pour sauver sa peau. Elle se blottit contre lui. Il plongea son nez dans son cou et profita de l’odeur de sa peau comme avant. Il avait oublié l’ivresse que ça lui procurait. Ça le rendait fou. Ça lui donnait envie de l’embrasser, de la prendre dans ses bras, de renouer avec elle, physiquement, de retomber amoureux, de redevenir innocent, de… Mais il ne le pouvait pas. Il savait que ce qu’elle avait fait avait détruit quelque chose en lui. L’innocence, c’était pour les autres. Pour lui, il n’y avait plus aucune chance qu’il redevienne l’homme naïf d’antan, qu’il fasse de nouveau confiance. Il déposa sa main sur son visage, puis la seconde. Il la regarda dans les yeux. Ils pleuraient tous les deux. Elle fit un mouvement en avant pour se rapprocher de nouveau vers lui. Il l’en empêcha.

« C’est terminé. »

Il la poussa par la fenêtre. L’éclatement de la vitre, le hurlement, le bruit sourd qui s’en suivit. Son téléphone sonna. C’était Alexandre. Il était en bas.

« C’est bon. »

Son frère était chargé de s’assurer que cette fois-ci, elle ne simulerait pas.

Written on March 11, 2018