Odile

Humeur

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Mes souvenirs n’ont jamais été très clair par rapport à cette période. Et pour cause, rien n’était clair dans ma tête de toute façon.
Il y a 14 ans, je vivais seule, dans un 9m². Mon copain de l’époque avait déménagé pour partir à Paris. Je faisais tout pour faire bonne figure mais évidemment, l’apprendre du jour pour son déménagement le lendemain, alors qu’on vivait dans le même bâtiment, à un étage d’écart (et qu’on était donc toujours l’un avec l’autre), ça a pas été facile et à la surprise de personne je pense, je l’ai pas super bien pris.
Au bout de plusieurs mois, je ne sortais quasiment plus. Je restais dans ma chambre à bosser mes cours. J’allais dehors pour distribuer des journaux (pour payer le loyer et la bouffe) ou pour m’acheter à manger. Ma vie sociale se limitait donc aux coups de fil qu’on se passait l’un l’autre. J’avais installé des enceintes dans ma chambre pour faire en sorte que sa voix soit partout. Je l’entendais presque comme s’il était avec moi. Pas seulement sortant des enceintes de l’ordinateur ou du téléphone. Sa voix était avec moi.
Seulement petit à petit, une autre voix a émergée. Celle dans ma tête. Elle était pas super cool avec lui. Elle trouvait à redire sur le moindre détail, la moindre anomalie dans le récit de mon copain. Jusqu’à ce qu’un jour, elle ait monté un dossier complet contre lui. Et là, elle s’est acharnée. Elle répétait les “preuves” du matin au soir pour me convaincre qu’il me trompait, qu’il ne m’aimait plus, qu’il avait fui, qu’il n’avait juste pas le courage de me plaquer. Moi, je rétorquais que vu les prix des billets de train et nos budgets de pauvre, ça aurait été quand même moins la merde de nous séparer. Je répétais que moi aussi j’avais des preuves de son amour, des preuves qu’elle racontait de la merde, des preuves que cette voix, elle existait même pas.
Mais à force de me répéter encore et encore les choses, elle avait fini par commencer à me convaincre. Mais les appels de mon copain de l’époque arrivait toujours à dissiper les doutes qu’elle implantait dans ma tête.

Alors elle a changé de stratégie. Si elle ne pouvait pas m’atteindre par lui, elle allait s’attaquer à moi. Je ne me rappelle pas très bien comment on en est arrivé là. Mais je me rappelle qu’un soir, j’entendais mon copain me parler. Je me rappelle que j’étais agenouillée par terre avec une paire de ciseaux dans les mains. Je regardais mes poignets. Je répétais “t’es qu’une voix dans ma tête, tu n’existes même pas”. La voix dans ma tête avait réussi à me convaincre que je parlais seule, qu’il n’y avait aucune voix dans les enceintes, que mon copain n’existait pas parce que tout simplement, personne ne l’avait jamais vu. Les photos que j’avais ne suffisaient plus. Sa voix ne suffisait plus. Mes voisins qui l’avaient pourtant déjà vu, ses amis qui le connaissaient depuis bien avant mon arrivée dans sa vie ne me suffisaient plus. Cette voix avait réussi à me convaincre que j’étais folle et qu’il était temps d’arrêter de se mentir, qu’il était temps de se libérer de cette prison de folie dans laquelle je m’étais enfermée.
Mais heureusement, ma voisine est arrivée. Et elle m’a consolé, et elle m’a épaulé, et elle m’a rassuré et on a promis de se voir et on a promis que ça allait aller mieux.

Et pendant longtemps, très longtemps, je pensais que c’était fini. Que plus jamais j’entendrais cette voix.

Mais elle revenait de temps en temps. Et je culpabilisais à chaque fois parce que cette voix était pénible pour moi mais elle me faisait penser et faire de la merde. Elle me convainc de repousser des gens proches, de voir des ennemis là où il n’y en a pas, de voir de la haine ou de l’indifférence là où il n’y a que de l’amour. Elle est forte parce qu’elle me connaît. Elle me connaît parce qu’elle vit en moi. C’est une part de moi-même. Autodestructrice. Suicidaire. Et elle veut nous emporter toutes les deux dans sa merde.

31 mars. Le 9, j’ai été mise en arrêt maladie pour cause de burn-out. Le 12, j’ai commencé à avoir des crises d’angoisse. Le 17, la Belgique commençait son confinement à cause du covid-19. Le 27, la voix est revenue. Elle était déjà là avant mais je ne l’entendais pas aussi clairement que depuis le 27. Depuis ce moment-là, je l’entends clairement. Je l’entends quand je fais à manger, quand je regarde la télé, quand je dessine, quand je lis. Elle parle et raconte des horreurs.

Elle me dit que je suis seule.
Obviously connasse, je vis seule.
Elle me dit que je compte pour personne.
Et forcément, le calendrier où je note tous les appels, toutes les interractions sociales que j’ai pendant le confinement prouve tout le contraire et ça la fait chier.
Elle me dit que mes problèmes psychologiques sont une plaie pour les gens.
Ouais sauf que tout le monde en a donc c’est pas grave, c’est normal.
Elle ne dit plus rien. Elle cherche. Puis elle trouve. Elle s’accroche sur une phrase prononcée par un ami qui voulait m’aider. Mais sortie de son contexte, cette phrase est dévastatrice. Elle me dit que je ne dois plus voir mes proches amis, que je dois apprendre à vivre seule, que je ne dois pas les déranger, qu’ils sont occupés à d’autres choses, plus importantes.
Et puis elle extrapole. Elle extrapole sur le fait qu’ils en ont marre de moi mais qu’ils n’osaient pas me le dire autrement. Elle recommence à répéter que je suis une plaie, un boulet, que je dois vraiment arrêter de faire chier les gens, arrêter de les contacter, qu’il a eu raison de me dire d’arrêter de les contacter, que c’est pas tant que je dois apprendre à me débrouiller sans eux mais qu’ils en ont juste marre de ma gueule.
Et ça marche. Ca marche parce que je me retrouve à parler à voix haute et à lui dire de se taire. Je me mets à parler à voix haute dans ma cuisine d’autres choses pour pas l’entendre. Je me mets à dire à haute voix que si, si, si je compte pour eux. Que bien sûr qu’ils vont m’appeler pour vérifier que je vais bien. Que forcément, ils seraient tristes s’il m’arrivait quelque chose.
Et puis là, elle continue. Mes amis ? Mes amis ont leur vie sans toi. T’as aucune conversation, t’es pas drôle, tu sers de meuble, ils ne t’écoutent même pas quand tu parles. Tes amis pourraient tout à fait déménager sans te le dire. Après tout, si ton copain de l’époque s’est pas gêné pour le faire, des amis, des gens pour qui tu comptes moins, ça les ferait pas sourciller. Et d’ailleurs, ils vont surement s’en aller. Et tu te retrouveras toute seule. Et je me répète que non, qu’ils ont leur vie ici, qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils s’en aillent. Mais encore et encore, elle exploite les failles, les tons dans la voix, les variations de rire perçues au téléphone. Et je le sais. Je le sais que c’est pas vrai, je le sais que c’est des conneries mais elle se fait de plus en plus convaincante parce qu’il n’y a plus que cette voix que j’entends.
Tu es seule avec moi maintenant.
Je sais que je suis prise au piège avec elle. Et qu’elle peut me convaincre. Me convaincre que je ne compte pour personne. Me convaincre que je n’apporte rien à personne. Me convaincre que je cause plus de torts qu’autre chose. Me convaincre que je ne dois pas parler de tout ça, à personne. Parce que je vais passer pour une folle et que les fous, on les fuit. Me convaincre que j’aurais beau aider tous les gens autour de moi, que j’aurais beau essayer d’être indispensable, promettre d’être dispo 24h/24, les fous, on les fuit. Me convaincre que c’est pathétique de se mettre à la disposition des gens. Que ça l’est encore plus en faisant des dessins de merde des gens que j’aime bien.
Elle démolit tout. Absolument tout.

La seule chose que j’ai trouvé pour lui faire fermer sa gueule, c’est en parler autour de moi, dire que je ne vais pas bien, que j’ai des tendances paranoïaques et donc parfois suicidaires. Que je le sais. Non, je ne suis pas suivie par un professionnel à cause de ça. Mais comme d’habtiude, je me convainc que c’est le confinement et qu’après quand je reverrai des gens tous les jours, ça ira mieux. Mais pour le moment, oui, je le dis. Et peut-être que c’est pathétique de dire aux gens qu’on a besoin d’eux, mais aujourd’hui, j’ai peur qu’elle gagne cette connasse de voix. Aujourd’hui, j’en ai rien à foutre d’avoir une dignité. Aujourd’hui, je m’en branle de faire fuir des gens parce que je suis folle. Je m’en tape de demander à des gens de m’appeler, même si c’est juste pendant 10min. Je veux lui montrer que je suis plus forte qu’elle et que y’a rien de honteux à demander de l’aide aux copains.

Aujourd’hui, tu me fais peur ouais, mais je t’emmerde. Je te chie à la raie même.

Tiens, bah si je l’appelais Odile…

Written on March 31, 2020