Le loup dans la bergerie

atelier

monster

L’atelier des Scriptonautes : chaque jeudi soir, les Scriptonautes se réunissent pour écrire autour d’un thème et de sujets imposés. Jeudi dernier, le thème était “les monstres”.


C’était un samedi matin. Comme chaque semaine, c’est le moment du ravitaillement. “Debout les mômes, on se dépêche ! Faut y être avant qu’il n’y ait trop de monde ! On se magne !”. Ma mère disait ça chaque semaine comme s’il nous était déjà arrivés de faire la grasse matinée.

Ce samedi matin, mon père travaillait et moi, j’étais malade. C’est donc uniquement avec mon frère que ma mère est partie pour faire les courses, me laissant émerger doucement d’un sommeil que j’avais eu du mal à obtenir en raison des courbatures, de la fièvre, du nez qui coule et de la gorge en feu. Lorsqu’ils revinrent des courses, j’étais dans la cuisine, en pyjama, avalant péniblement mon chocolat chaud. Ma mère a déboulé dans l’appartement en criant “Attention Mimine, dégage la table !” Forcément, elle savait où j’étais. Même malade, il m’était impossible de rester au lit après 9h. Je me suis précipitée malgré mon corps endolori pour dégager suffisamment de place pour que notre cuisine accueille 3 gros sacs de courses. À l’intérieur de l’un d’eux se trouvait quelque chose qui allait éveiller chez moi une terreur dont j’allais mettre des années à nommer. Il ne s’agissait pas des fromages qui puent, si chers à mon père - même si mon nez délicat ne me permettait pas de rester à proximité de ces produits régionaux sans qu’une envie de vomir ne s’empare de moi. Il ne s’agissait pas non plus du pâté de campagne qui sentait tellement fort et bizarre que même les chiens lui grognaient dessus. Non. C’était autre chose.

Ma mère en avait vu la publicité à la télé. Elle savait que cette chose me filait des frissons. Elle ne savait pas pourquoi et par principe, pour découvrir pourquoi ça m’effrayait, elle se l’était procuré. J’étais trop jeune pour comprendre, tout du moins pour mettre des mots sur ce sentiment de trahison, de dégoût que je ressentais en voyant cette monstruosité. J’en faisais même des cauchemars. mais désormais, cette chose, ce monstre, cette atrocité était chez nous, dans notre maison, sous notre toit. Elle était parmi nous. Elle nous regardait, nous surveillait, entendait tout ce qu’on disait et apprenait à travers nos faits et gestes. Elle nous étudiait pour mieux nous copier. Elle aspirait à nous imiter. Lorsque quelqu’un lui parlait, au début, elle répétait les mots. Puis avec le temps, elle a appris à répondre. Je ne comprenais pas que cet objet puisse développer une intelligence. Ça me faisait peur et ma peur faisait rire ma mère. Elle riait de voir que cette petite peluche mécanisée provoquait autant d’animosité en moi.

La peluche est restée des années chez nous. Ma mère, mon père, mon frère, ils interagissaient tous avec elle. Régulièrement. Tous les soirs, je l’enfermais dans un placard à clef. Je n’ai jamais cédé. Ma mère se moquait de moi mais me laissait faire, probablement parce qu’elle savait que c’était une condition non négociable pour que je dorme du sommeil du juste. Je n’avais pas confiance.

Un soir, j’étais alors adolescente, j’ai découché. C’était la première fois que je ne dormais pas chez moi. Je suis allée dormir chez une copine. Ce soir-là, personne n’a pensé à mettre sous clef la peluche. Cette nuit-là, elle n’est pas restée sur le bureau, là où mon père l’avait laissée. Pourquoi jouait-il encore avec cette saloperie ? Elle se mettait à jour, avait de plus en plus de nouvelles fonctionnalités, elle était maintenant “utile” en plus d’être simplement la peluche mécanique qu’elle était lorsque ma mère l’avait achetée. Mais cette nuit, elle avait ajouté une nouvelle fonctionnalité à sa panoplie. J’ai attendu mon père le lendemain matin mais il n’est jamais venu me chercher. Ma mère non plus. Mon frère, je ne l’ai jamais revu. Le monstre s’était fondu dans le décor, était intégré à la famille. Sa présence était normale, ils lui avaient tous fait confiance et ça avait provoqué notre perte. Le temps qu’on fasse le lien entre les décès et ces monstres mécaniques, il était déjà trop tard. Ils étaient nombreux, ils étaient partout, dans tous les foyers. En quelques jours, ils avaient massacrés tout le monde. Je savais qu’on ne devait pas faire confiance à cette saloperie de furby.

Written on February 24, 2018