Emploi numérique - les serfs 2.0

humeur

digital

A l’attention d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, d’Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, François Rebsamen, ministre du Travail, de l’Emploi et du dialogue social, de François Hollande, président de la République française et toutes les agences web de France (bien sûr), mais aussi d’ailleurs.

Je n’ai pas la prétention de vous apprendre votre métier. En revanche, parce que j’ai des questions, des idées, des rêves pour nos jeunes (dont je fais partie), j’aimerais avoir des réponses en ce qui concerne les réalités du marché de l’emploi dans le secteur du numérique. Je m’explique.

_config.yml

Talent, diplômé, 5 ans d’expérience, cherche emploi stage en webdesign

En tant qu’utilisatrice des réseaux sociaux, il m’est habituel de voir des gens faire l’aumône d’un stage en tant que community manager, copywriter ou webdesigner. Ils ont raison de passer par Twitter, Facebook, LinkedIn et autres réseaux. C’est la nouvelle façon d’utiliser le bouche à oreille. Cependant, maintenant que tout ceci est communiqué publiquement, sur les réseaux sociaux, n’importe qui peut être témoin de la réalité du marché du travail pour les artisans du web. Et n’importe qui peut constater que la main d’œuvre qui construit les sites, la communication, les réputations, les marques et rapporte de l’argent aux agences de publicité et aux annonceurs, n’est pas payée beaucoup plus que la main d’œuvre qui fabrique les t-shirts ou les baskets dans les pays d’Asie. J’exagère ? Oui, j’exagère un peu. Car depuis quelques mois, il est obligatoire de rémunérer les stages. Il y a donc du mieux en République Française.

_config.yml “Durant mon entretien d’embauche, j’ai expliqué pourquoi j’aurai aimé être payé plus”

La réalité financière des stagiaires

Arrêtons-nous un moment sur la situation de ces stagiaires. Ils ont fait des études (sinon, ils n’auraient pas de convention de stage), ils ont déjà effectué des travaux durant leur apprentissage. Car pour apprendre à écrire, il faut écrire ; pour apprendre à coder, il faut coder ; pour apprendre à faire un design, il faut se lancer. Il est donc un peu hypocrite de les traiter comme s’ils n’avaient aucune expérience. Souvent, leur stage est à plein temps, ou en alternance avec leurs cours. A quel moment peuvent-ils travailler pour payer leur loyer et leurs factures ? Imaginons une personne en stage du lundi au vendredi (rémunération minimum : 436€) qui puisse travailler le samedi (SMIC net/heure : 7,47€). Je vous laisse faire le calcul de ce avec quoi il vit.

Le mépris des artisans du web

Quelques fois, je lis des atrocités. Comme celle de Madame Pécresse, qui soutient des idées telles que « 0€ d’argent public pour un logo de région. Faites un concours auprès des habitants ! ». Et parfois, je tombe sur des gens qui tournent leur situation en dérision, qui se servent du comique pour dénoncer des choses anormales. Je citerais le compte tumblr « mon maçon » qui retranscrit à la perfection le mépris que les gens ont en général pour les professions du web (bien qu’elles ne soient pas les seules professions méprisées, on est bien d’accord). Oui, c’est vrai, en 2014, on traite les artisans du web comme des gens qui demandent de l’argent pour ce que n’importe qui pourrait faire. Or, ce n’est pas le cas. Quelqu’un qui peut dessiner un logo efficace aura surement à son actif une formation durant laquelle il aura appris ce qu’il ne faut surtout pas faire, ce qui fonctionne, et comment, avec quels outils il peut le faire. En 2014, on méprise le temps passé à réaliser un site internet alors que celui-ci est la vitrine de l’identité d’une société sur le web. Car la réalisation d’un design ne se fait pas en une heure. Car il faut ensuite coder le tout, le tester. S’assurer que le contenu est pertinent, qu’il est efficace, qu’il atteint sa cible. Non, n’importe qui ne peut pas réaliser un site internet (même un simple site, qui ne soit pas dynamique) en 1 heure. Cela représente forcément des heures de travail. En 2014, on laisse la gestion des comptes Twitter, Facebook, Instagram d’une société à des gens qu’on ne paie même pas alors qu’ils sont les garants de la bonne réputation d’une marque.

Le mépris, résultat d’une ignorance totale

En général, les entreprises, les patrons, les recruteurs ne connaissent pas le web. Ils ne savent pas comment ça fonctionne. Ils ne comprennent pas le travail que cela représente et n’arrivent même pas à imaginer que cela peut valoir de l’argent. Pour beaucoup, un webmaster, c’est la même chose qu’un web designer, qu’un community manager, ou qu’un chef de projet web. Cela explique en partie pourquoi il existe tant d’offres de stage et/ou d’emploi à la recherche de couteaux suisses du web, comme par exemple « CM développeur java, php, spécialiste en Photoshop ». D’ailleurs, chez Actiris (Pôle Emploi de Bruxelles), les catégories de métiers du web n’existent tout simplement pas.

Certains chefs d’entreprise ne voient même pas l’intérêt d’être présents sur le net et ne considèrent pas internet comme un média à part entière. Ils ne soupçonnent pas son potentiel. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre un patron d’une PME dire : « Mais pour nous Facebook et compagnie, ça sert à rien. Les réseaux sociaux, ça sert à rien. C’est pour les branleurs ». Venant d’un directeur de publications à grands tirages, ça ne rend la chose qu’encore plus triste.

La majorité des entreprises françaises (et visiblement des politiques aussi) voient encore internet comme un danger, comme un adversaire, comme un changement qui brutalisera leur quotidien et qui va chambouler leur vie, voire détruire leur emploi. Cela joue énormément sur l’absence de considération que les professionnels ont pour les artisans du web.

Pourtant, le web, quand on sait comment ça fonctionne, quand on s’entoure de gens compétents en la matière, ça rapporte.

_config.yml “Ma tenue n’a pas plu au board mais en tant que stagiaire, je me fringue comme je peux”

Le numérique rapporte

Mesdames, Messieurs, vous pouvez demander confirmation auprès de vos boîtes de pub, vos agents de communication, vos community managers particuliers : le numérique rapporte plus que les autres media. En Belgique, Scripta (régie publicitaire pour la presse print principalement, renommée et reconnue depuis des années) a fermé ses portes début 2014 face à la force du numérique. Alors question toute simple : pourquoi continue-t-on de laisser les artisans du web se faire exploiter de la sorte alors qu’il y a de l’argent pour les rémunérer, alors qu’ils méritent l’argent qu’ils rapportent grâce à leur savoir-faire ?

De l’autre côté de la frontière

Je suis membre sur senscritique depuis la première heure. Senscritique, c’est un peu la version francophone d’IMDB avec un accès aux informations principales d’un film, d’une série, d’un album,… bref de pas mal d’éléments culturels. Bien entendu, il est évident qu’il faut quelqu’un pour les y ajouter sur le site, ces éléments. Au début, un peu tout le monde le faisait. Maintenant, l’accès aux ajouts/modifications des fiches sont plus restreintes. Et pour cause, Senscritique emploie des personnes pour le faire. Voici ce que j’ai pu trouver en cliquant sur la page [Emploi] :

_config.yml Cherche stagiaire, minimum 3 mois, rémunéré 400€/mois.

Je cite Senscritique parce que j’en suis membre, non parce que je le critique ou que j’aspire à le « dénoncer ». Je rappelle : j’en suis membre, j’aime ce site.

Remettons les choses en perspective. Je travaille pour une société belge qui emploie des gens en CDI à temps plein pour effectuer le même travail. Vous vous dîtes peut-être que mon employeur a les moyens de se payer de vrais employés et pas des stagiaires. Non, concrètement, la société qui m’emploie ne roule pas sur l’or et elle pourrait faire comme certains, embaucher des stagiaires, ne pas les payer ou si peu… Mais elle ne le fait pas parce que les stagiaires, ça finit par partir alors que nous avons besoin de gens qui puissent assumer si jamais une bêtise a été faite. Nous avons besoin de personnes intelligentes qui soient aptes à faire un travail spécifique qui, contrairement à ce qu’on peut penser, n’est pas à la portée du premier venu. Nous ne sommes pas prêt à sacrifier une ambiance paisible au profit de quelques économies, parce qu’il faut être lucide : si on traite un employé comme de la merde, il va faire de la merde.

En Belgique, il existe, en plus du statut d’employé, un statut « étudiant » qui permet à l’étudiant de ne pas payer autant d’impôts sur ses revenus que s’il était employé. Également, l’étudiant permet à l’employeur des déductions de charges patronales. On peut alors engager deux étudiants pour le « prix » d’un employé. L’étudiant touche légèrement moins qu’un employé normal (mais certainement pas 1000€ de moins) et l’employeur est tout content car il a de la main d’œuvre. Pour ceux qui l’ignorent, le statut d’étudiant ne permet à l’étudiant de ne travailler qu’un certain nombre de jours par an (ou par trimestre, je sais plus). Il est donc impossible (théoriquement mais on sait bien qu’à chaque loi sa faille) de faire travailler un étudiant en 38h/semaine, 5j/semaine pendant 6 mois.

Concrètement, un stagiaire en France a besoin d’une convention de stage pour être stagiaire au même titre qu’un étudiant a besoin d’être aux études pour bénéficier de ce statut particulier.

A la lumière des informations relatives aux stagiaires en France et aux étudiants en Belgique, j’en conclus que les stagiaires en France sont moins bien traités, moins bien estimés que les étudiants en Belgique. Attention, je vais jeter un pavé dans la mare : c’est choquant. #çadénonce

(C’est tout aussi choquant de savoir qu’en Belgique aussi les étudiants sont mieux considérés que les stagiaires. D’autant qu’aucune loi n’oblige à rémunérer les stages… La Belgique aussi a des progrès à faire…)

Ce que vous pourriez faire

Vous inspirer de ce qui se fait de l’autre côté de nos frontières serait un bon début. Car il est vrai, la France a longtemps regardé du côté de l’Allemagne, jalousé son modèle économique (qui sacrifie le bien-être de son peuple pour l’obtenir) mais il y a d’autres pays qui offrent des solutions pour permettre à des sociétés d’embaucher des gens qui seront suffisamment payés pour vivre et non survivre.

Je ne suis pas à votre place, n’ai pas les outils dont vous disposez. Je vous demande seulement pourquoi le statut des stagiaires ne pourrait-il pas être d’avantage amélioré ? Pourquoi méprise-t-on autant le travail des hommes et des femmes qui font l’internet francophone ? Pourquoi, un secteur aussi prometteur et fleurissant, sous-paie-t-il ses acteurs ? A vous, maintenant de vous demander et de tenter de répondre à cette question : comment faire avancer les mentalités et faire prendre conscience aux professionnels qu’Internet n’est pas un média mineur, que les professionnels du web ne sont pas des branleurs mais possèdent un vrai savoir-faire, et qu’ils méritent le respect et la considération financière qui va avec ?

Autres liens :

Bon, maintenant faut que j’imprime ça et que je trouve mes timbres…

Merci à Leeloo pour sa contribution

Written on May 21, 2014