Avaler le joueur de guitare

humeur

guitare

Ça fonctionne un peu comme un chat et la valériane. Un peu comme la gourmandise qui, paradoxalement, dévore l’homme qui s’empiffre de plats délicieux. À chaque fois que ça me fait ça, ça me hante et je ne cesse de vouloir me gaver encore et encore de ce qui m’obsède. Il ne s’agit pas de drogue, il ne s’agit pas de sexe mais mon manque est tout aussi puissant.

Je n’en peux plus d’attendre les jours passer pour retourner sur la place de la République, revoir ce joueur de guitare, entendre ses chansons. Il y a un an, c’est au même endroit où je me trouve actuellement que j’ai vu pour la première fois Cristiano. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite. J’étais avec des amis, on faisait la fête, on avait fini les cours, on était posé par terre, profitant des derniers rayons du soleil, fumant des clopes, buvant des bières. Rien de bien extraordinaire jusque là. Et Cristiano est arrivé, a posé sa valise, en a sorti sa guitare, son gobelet à pièces et a commencé à jouer ses chansons. Pas des vieilles reprises moisies, mal jouées, mal chantées. Il était venu interpréter ses propres paroles.

L’entendre chanter m’a électrifiée. J’étais pétrifiée au dehors mais à l’intérieur de moi, je sentais des frissons me parcourir partout. Je ressentais la douceur de mes vêtements mais également la chaleur de ses mots. J’avais envie de le regarder, de voir mieux à quoi il ressemblait mais mes yeux refusaient de s’ouvrir. Je goûtais ses notes comme un vampire s’enivre de sang. Mon cœur s’est complètement emballé. D’abord sous le charme, je n’étais pas simplement amoureuse de ce qu’il jouait, je voulais que ça continue de faire partie de moi, de résonner en moi pour toujours. Ces extrémités finissent toujours mal.

J’ai essayé de me rappeler des paroles, de la musique, de sa manière de moduler sa voix, des bruits que faisaient ses doigts sur sa guitare. J’avais beaucoup trop de difficultés, il fallait que je retourne sur la place le lendemain, espérant à nouveau goûter à ses compositions. Les quatre derniers jours de la semaine, il était là. À force d’y aller, j’ai fini par savoir quand il venait. J’aurais pu le lui demander mais je ne voulais pas entacher ce sentiment. Comme un mal de mer provoqué par une vague puissante qui te fout à terre. La tête qui tourne, la poitrine qui explose, le corps qui lâche et ne s’en remet pas. Les artistes doivent demeurer inaccessibles. Je pense. J’y vais tous les soirs où il est là. Je veux pouvoir posséder cette voix et pouvoir me droguer avec ça quand je le veux, quand j’en ai besoin.

Je n’attendrai pas qu’un soir il ne vienne plus. Je ne peux pas capturer cette voix sur un format mort, je veux l’original, je veux son souffle, je veux la mauvaise haleine, je veux les fausses notes, la voix qui déraille parfois. Je ne veux pas une version de ce qu’il fait, je les veux toutes. Je ne vois pas comment l’obtenir, comment posséder le faiseur de sons. Et ça me rend folle de rage. Je veux l’éternité de ces moments éphémères.

Tant pis pour la frontière, je vais aller le voir, lui parler et voir comment faire pour rentrer dans sa vie. J’ai parfaitement conscience que c’est dégueulasse ce que je fais. Vouloir l’avoir lui alors que tout ce qui m’intéresse, c’est l’entendre jouer mais je ne vois pas comment faire autrement. C’est dur. C’est dur parce qu’il n’est pas du tout mon genre et qu’il est stupide. Il n’est pas drôle, n’a aucune culture. Il chante pour se faire du fric et en définitive, j’apprends même qu’il chante les chansons que son frère a composé pour lui. Il y a longtemps. Et le frère est resté dans l’Italie natale de Cristiano.

Chante Ciccio, chante ! Surtout n’utilise pas ta voix pour autre chose. Je m’occupe de tout pour que tu sois heureux et satisfait, pour que tu produises encore et encore ce son qui me fait tant de bien mais par pitié, si c’est pour parler ferme ta gueule.

Bien sûr que ça ne dure qu’un temps, il sent bien le bougre que j’en ai strictement rien à foutre de son foot, de ses potes de beuverie, de sa mère. J’essaie de faire semblant pour qu’il me chante la sérénade tous les soirs dans notre appartement minuscule au loyer hors de prix dans cette capitale obscène. Tous mes camarades fac ont fui la ville d’ailleurs, depuis longtemps. J’aimerais faire pareil mais il faudrait embarquer Cristiano. Et lui, il veut rester à Paris. Mais tant que Cristiano chante et ne parle pas, je suis aux anges. Allez chante putain !

Deux ans que je me suis mise en couple avec lui pour qu’il joue et il ne joue quasiment plus. Il n’y a plus aucun retour sur investissement. J’en peux plus d’attendre que la musique revienne. J’en ai marre de chercher sur internet, à la radio, à la télé, dans les bars, des morceaux qui me feraient à nouveau ressentir le vertige de ce que j’ai connu avec lui. J’ai beau aller dans les concerts voir se produire les espoirs locaux mais ils brisent les miens. Cristiano va finir dans une poubelle avec ses t-shirts de foot, sa console, ses jeux vidéo et sa guitare. Je garderai les cordes en souvenir de cette énième soirée où grâce à elles, j’ai enfin réussi à lui faire fermer définitivement sa gueule. Je dois à nouveau trouver quelqu’un qui ait ce truc, ce talent, ce don pour me faire vibrer.

Je suis toujours sur cette place de la République et j’attends.

Written on April 22, 2018