La torture de l'appareil dentaire

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Ah ! L’époque du sourire Robocop, des vannes foireuses sur les chemins de fer, de la souffrance perpétuelle, de la prise quotidienne d’anti-douleurs, des visites chez l’orthodontiste…

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J’ai rencontré Claudine dans son cabinet quand j’avais, peut-être, 11 ans. Elle a expliqué pleins de trucs à ma mère en lui montrant des radios dentaires. Moi, je pestais parce que je ratais ”Dragon Ball Z”. J’avais des dents de crocodile et alors ? On allait pas y passer le Nouvel An ! Je ne le savais pas encore mais j’allais revoir Claudine très régulièrement. (Et on allait y passer plusieurs “Nouvel An” du coup…)

Le cabinet est sur deux étages. Au rez-de-chaussée, il y a la réception, la salle d’attente pour les parents et une grande salle avec des armoires remplies de classeurs. A l’étage, il y a une grande salle qui fait office de cabinet, des toilettes, un espace avec deux lavabos pour se laver les dents et dans le couloir, il y a un petit canapé pour gamins qui fait office de salle d’attente. Le canapé donne directement sur le cabinet. Il n’y a pas de porte. On a une vision directe de ce qui nous attend sur une des 4 tables. D’ailleurs, sur la table la plus proche, il y a un garçon allongé. Il se cramponne fortement. Claudine est au-dessus de lui et place des trucs métalliques dans sa bouche. Ça sent comme l’hôpital. On comprend mieux pourquoi personne ne se parle dans la salle d’attente, pourquoi on n’ose pas regarder dans la pièce d’à côté, même quand il n’y a plus personne. On ne se regarde même pas d’ailleurs. Il y a un vrai malaise dans ce couloir.

Parfois, on attend des heures et des heures mais on n’ose pas faire un bruit. Je me rappelle qu’une fois, j’étais restée assise pendant toute une après-midi. C’était pour une “urgence”, il fallait trouver le temps entre deux rendez-vous pour réparer mon appareil qui s’enfonçait dans ma joue. Je voyais les gamins entrer et sortir et je désespérais que ce soit mon tour. J’étais descendue dans la salle d’attente des parents, me plaindre que je souffrais et que le goût de sang dans la bouche, ça devient lassant. Aujourd’hui, je comprends pourquoi j’avais autant attendu : on traite les rendez-vous en priorité parce qu’il ne faut surtout pas les décaler. T’auras qu’à reprendre un comprimé de Doliprane 1g si t’es à deux doigts de pleurer de douleur. 4h à attendre, pour que finalement, en deux minutes, Claudine te soulage de la pression, de la douleur, de la torture et te dise avec un grand sourire « la prochaine fois, fais attention ! ». Tu penses mais tu ne diras pas : Écoute salope, j’y peux rien si ton appareil de merde s’est déglingué pendant que je mangeais des frites surgelées. Tu veux quand même pas que je fasse un régime et que je bouffe de la soupe pendant 3 ans ? (et tu rajoutes “grosse pute” parce que tu as de la culture)

Mais le pire, ce ne sont pas les accidents éventuels. D’ailleurs, à la longue, tu apprends à bricoler ton appareil toi-même et à le réparer en bavant devant le miroir de la salle de bain. Le pire, c’est la douleur perpétuelle. On te pose l’appareil et tu souffres. Point. Entre la pression exercée par l’installation, l’irritation sur les muqueuses, les griffures du fil de fer dans le fond de la bouche (« mais mets de la cire ! » Putain, j’en ai déjà bouffé 4kg, tu veux que je te chie des bougies ou quoi ?), à la longue, tu apprends à ne plus ressentir la douleur. Elle est là. Tu sais que t’es obligé de vivre avec. Tu mets de l’eau dans ton vin et tu changes de point de vue.

Il y avait ce rendez-vous qui devait être le rendez-vous de la libération. J’attendais ce jour avec impatience. Mais vraiment ! Les cadeaux de Noël, mon anniversaire, revoir des gens qui me manquaient, à côté, j’en avais rien à carrer. Ce rendez-vous devait être celui où on m’enlèverait mon appareil et où je serai enfin libre. Et comme on s’en doute à la lecture de ce que je viens d’écrire, ça n’a pas été pour cette fois-là. Je crois que je n’avais jamais été aussi déçue et autant en colère lorsque j’ai entendu Claudine me dire « non pas aujourd’hui ».

Et quelques mois plus tard, j’y suis retournée avec la promesse d’être libérée. Mais non, toujours pas aujourd’hui. Puis quelques mois plus tard, on m’avait refait le coup. J’avais perdu tout espoir. Je me suis habituée, je me suis progressivement une raison : on m’enterrera avec cet appareil de merde et j’aurais connu la douleur éternelle.

Mais un jour, finalement, j’ai été libérée. J’en aurai pleuré de joie si je n’avais pas mis trois jours avant de réaliser que c’était vrai, que j’étais libre, qu’il n’y avais plus de corps étranger dans ma bouche, juste moi, moi et moi. Quand j’ai réalisé, je me suis dit que quoi qu’il m’arrive à l’avenir, le plus dur était passé. Tout ce qui allait m’arriver par la suite, ça serait de la tarte à côté de toutes ces années d’orthodontie. Et sa gouttière à la con, la Claudine, elle pouvait se la mettre où elle voulait.

Aujourd’hui, j’ai 27 ans. Et la fille de mon patron s’est justement fait posé un appareil dentaire il y a quelques jours. Elle souffre déjà, elle cherche du réconfort. Je n’ai pas pu lui mentir. Je lui ai dit : « Bienvenue en Enfer. Tu verras, si tu encaisses ces années de souffrance et que t’arrives à te débrouiller pour vivre avec, toutes les saloperies propres au monde des adultes, tu trouveras que c’est de la rigolade ! »

Il y avait les parents à côté alors évidemment, je ne lui ai pas dit : « Je te plains de passer, toi aussi, par là. Je me rappelle, à ton âge, sur la table de consultation, tu apprends la signification du mot torture ». Non. J’ai simplement ajouté :

« C’est un mauvais moment à passer mais tu sais, au final, c’est pour ton bien. »

Written on December 5, 2011