Incroyable ! A 34 ans, elle réussit à aller dans un endroit inconnu toute seule sans être prise de crise de panique

humeur

agoraphobic

Personne à la maison. Rien dans le frigo. Plus grand chose dans les placards. Une liste de courses sur le frigo.

Je suis en pyjama. Je regarde la liste. Je réfléchis. Je visualise ce que je dois faire. Me doucher, m’habiller, préparer les sacs, aller devant la porte, l’ouvrir, descendre les escaliers, aller jusqu’à l’arrêt de bus, monter dedans, descendre à l’arrêt de la correspondance, traverser la rue pour attendre l’autre bus, monter dans l’autre bus, descendre à l’arrêt du magasin, rentrer dans le magasin, prendre un caddie, suivre le parcours du magasin avec la liste, aller à la caisse, payer, emballer les courses dans les sacs et reprendre les bus jusqu’à la maison.

L’angoisse commence. Step by step. Me doucher et m’habiller, c’est fait facilement. Je fais ça tous les jours. J’ai pas besoin de réfléchir pour le faire. Ça fait partie de mon rituel quotidien. Pas besoin d’en faire tout un plat. Préparer les sacs, c’est déjà autre chose. Préparer les sacs, ça veut dire que je vais faire quelque chose de pas habituel. D’habitude, je fais les courses accompagnée. Je prends les sacs parfois mais la responsabilité des sacs, toute seule, ça veut dire que je vais devoir gérer les courses dans les sacs toute seule. C’est pas un drame en soi, en temps normal, je suis responsable tetris des sacs pour réussir à tout faire tenir dedans. Sans problème, je peux le faire toute seule. En plus, une fois qu’on a payé, tout est dans le caddie et il y a suffisamment de place pour que je puisse prendre le temps d’organiser toutes les affaires dans les sacs sans gêner les gens ou sans que les gens me gênent. Facile. Je peux le faire. Bien sûr que je peux le faire. Bien sûr que je peux le faire tout de seule.

J’ai réfléchi au nombre de sacs, à ce que je vais prendre dans le magasin, à ce que je vais mettre dans chacun des sacs ce que je mets dans le fond de chaque sac, ce que je vais mettre en “seconde couche” et surtout ce que je dois au sommet des sacs. Genre les œufs ou la salade. Mentalement, j’ai passé tout en revu. Je suis prête. Mentalement, j’ai tout anticipé. Je suis prête.

J’ai le sac avec les sacs, l’itinéraire. Je suis prête, je suis devant la porte, les clefs sont déjà sur la porte. J’ai juste à lever le bras droit, attraper les clefs, les tourner, attraper la poignée avec la main gauche, l’abaisser pour ouvrir la porte. Le truc le plus simple à faire. Et pourtant, je reste immobile devant la porte. Je fixe les clefs. J’entends cette voix dans ma tête qui dit “allez, on y va. Pépouze, tout va bien se passer”. Je suis envahie par le néant. J’essaie de bouger mais rien ne se passe. Rien. Je suis toujours debout, immobile, je continue de fixer ces putain de clefs, la voix dans ma tête d’énerver et se met à hurler “vas-y putain, allez vas-y, tends ton bras et vas-y !”. Puis l’image du magasin me parvient devant les yeux et cette sensation d’inatteignable. Et je me mets à pleurer parce que ça doit faire au moins 20 minutes que je suis debout à fixer ces clefs et que j’ai toujours pas réussi à bouger. Je suis enfermée chez moi, je peux sortir, j’ai la capacité motrice de le faire, j’avais tout préparé, mes sacs, l’itinéraire, la liste, tout était prêt dans ma tête. Et finalement non. Au bout d’une demie-heure, je dois me rendre à l’évidence que je ne vais pas y arriver. J’arrive enfin à bouger, pour poser mon sac, enlever mon manteau. Je suis toujours en larmes. Quand je finis d’enlever mes chaussures, je ressens le soulagement. Le soulagement d’avoir réussi à échouer. C’est horrible. Je suis soulagée parce que j’irai pas faire les courses, que je vais rester dans mon cocon, à l’abri des risques. Mais des risques de quoi ? Je sais pas. Je pensais que c’était les gens, je pensais que c’était les endroits que je connaissais pas. Je pensais que c’était la difficulté d’affronter tout ce que j’aurai pas anticipé. Parce qu’au final, visualiser un trilliard de scenarii possibles quand je descends juste chercher une baguette de pain, ça m’aide à me dire que je suis préparée à toute éventualité et que j’arriverai à gérer s’il se passe le moindre truc. Pourquoi là, j’ai pas réussi à y aller. Je sais pas, je sais toujours pas et probablement que je saura jamais.

C’est horrible cette sensation d’être une adulte, responsable, avec des responsabilités, qui a des facilités dans pleins de domaines, qui n’est pas particulièrement stupide, et qui n’est pas capable d’aller faire ses courses toute seule. C’est horrible. D’autant que c’est pas la première fois. En 2009, j’ai vécu pendant quelques mois toute seule. J’avais réussi à faire des stocks en allant acheter la blinde de bouffe avec un pote véhiculé. J’avais de quoi tenir au moins un mois et demi. J’avais quand même prévu de retourner régulièrement acheter de la bouffe avec lui ou avec d’autres gens mais au cas où, j’avais prévu large. Et j’ai bien fait. Parce que j’ai pas trouvé d’autres gens pour m’accompagner acheter à bouffer. J’en suis arrivée à bouffer du thon et des pâtes à tous les repas parce qu’il ne me restait plus que ça et que j’arrivais pas à sortir de chez moi pour aller faire mes courses. C’est irrationnel parce que j’allais dehors pour bosser, il y avait des magasins sur le chemin mais j’ai juste abandonné l’idée de ré-essayer de faire mes courses toute seule parce que j’en avais assez de passer devant les portes du magasin, faire le tour du pâté de maison une bonne dizaine de fois et ne jamais réussir à rentrer dedans. J’en ai eu marre d’essayer et de perdre mon temps au final, et d’être déçue, et de me sentir comme une merde parce que j’arrivais pas à faire ce truc basique. Donc j’ai bouffé du thon et des pâtes pendant des semaines. Jusqu’à ce qu’arrive quelqu’un d’autre dans ma vie et dans mon appartement.

Vivre avec quelqu’un quand on a ce genre de difficulté, ça ne résout pas tout. Il y a beaucoup de fois où j’entre dans un nouveau magasin, accompagnée, mais même si le magasin est vide et qu’il n’y a qu’un seul responsable, si cette personne s’approche de moi, je fuis. Si je ne suis pas préparée à cette interaction sociale, je fuis. Et paradoxalement, quand des touristes m’arrêtent dans la rue pour trouver leur chemin, je n’ai aucun mal à leur répondre, et même à leur proposer de les accompagner jusqu’à leur destination. Peut-être parce qu’ils ont plus besoin d’aide que moi, je sais pas.

Je ne sais pas comment ça s’appelle. Quand j’en parle, je dis que c’est parce que je suis agoraphobe. Que c’est pour ça que même accompagnée, je ne vais pas dans les magasins les après-midi et encore moins le week-end. Parce que y’a du monde. Et parce que plus il y a de monde autour de moi, plus j’angoisse. Sauf dans les concerts. Dans les concerts, ça va. Peut-être parce qu’il y a un intérêt commun, qu’on est tous connectés à la même musique. Je sais pas. Mais aller dans un magasin quand y’a trop de gens, qui bougent partout, qui font trop de bruit, avec des gamins aux trajets aléatoires et hasardeux, j’arrive pas. Les parents ne sont pas mieux à rester planter au milieu du chemin puis à te débouler devant la gueule sans prévenir. L’année dernière, j’ai remarqué que quand je devais traverser une gare remplie de gens qui allaient dans n’importe quelle direction, pour ne pas trop stresser, je regardais légèrement en l’air. Suffisamment pour voir où ils vont et anticiper leur trajectoire, pour ne pas leur rentrer dedans et surtout pour ne pas trop les voir. Et je marche vite pour sortir le plus vite de cette foule de gens. J’ai remarqué quand quand je suis dans une foule immobile et que j’angoisse et que je me sens oppressée, je regarde par terre. J’essaie de visualiser uniquement les gens dont je vois les chaussures. Ça fait pas beaucoup du coup. Ça m’empêche pas de paniquer mais ça m’évite de tomber dans les pommes.

Cette semaine, j’ai réussi un truc énorme pour moi. Je suis allée à la piscine toute seule. Cette piscine, je n’y suis jamais allée. Je suis passée dans son quartier pendant un an tous les jours mais pas dans cette rue-là. Je savais à peu près où elle était. Pour me préparer, j’ai regardé des photos sur internet pour visualiser un peu l’intérieur et repérer les lieux. J’avais ma monnaie, j’avais mon maillot de bain, ma serviette. J’avais paniqué quand j’avais pas trouvé mes lunettes de piscine mais ça a été. 9h45, hier, j’avais mon sac sur le dos. Cher&Tendre était à côté de moi, il savait que c’était dur mais il a rien dit. Il m’a même dit : j’ai pas envie d’aller à la piscine mais j’ai envie de venir avec toi pour que tu sois pas toute seule. Et je lui ai dit : non, c’est un truc que je dois faire toute seule, que je dois réussir à faire toute seule. Je sais que t’es là, à la maison. Au pire, si j’arrive déjà à aller jusque devant le bâtiment, ça sera déjà bien. Il était d’accord avec moi. On s’est donc implicitement fixé une petite victoire pour moi si j’arrivais déjà à passer le pas de la porte et descendre les escaliers de l’immeuble.

Avant de mettre mon sac sur le dos, j’ai ressenti l’angoisse puis le néant. Une fraction de seconde. Cette sensation d’échec, ce sentiment de “nan, reste à la maison, c’est moins chiant”. Mais putain, non, pas encore, pas cette fois. Je suis en vacances, j’ai tout le temps du monde, si je dois essayer toute la journée, j’essaierai toute la journée. Tant pis pour les autres plans prévus, je dois réussir à aller jusqu’à cette putain de piscine.

Donc je me suis mise en route. Je vais pas te mentir, arrivée devant la rue, j’ai espéré que le bâtiment de la piscine n’y soit plus. Oui, c’est con mais je te jure que dans ces moments-là, tu penses pas du tout de manière rationnelle. J’ai continué à marcher parce que je me suis dit que si je m’arrêtais, j’allais faire demi-tour. Je suis arrivée près de l’entrée de la piscine et j’ai croisé une dame, les cheveux mouillés, qui en sortait. Il est à peine 10h et elle a déjà fait ses longueurs. Moi aussi je veux faire mes longueurs. Je suis entrée dans le bâtiment. Trop de choses nouvelles. Je connais pas ce couloir, je ne me suis même pas arrêtée pour regarder ce qu’il y avait accroché au mur. Je regarde toujours consciencieusement mon environnement quand j’arrive quelque part. Je remarque la caisse avec un monsieur avec des lunettes et une barbichette. Il a l’air super sympa. “Une place s’il vous plaît”. Je paie. Il me tend un ticket. Je regarde le ticket quelques instants. Je vois le prix. 2,50€. Meuf, c’est pas maintenant que t’as payé que tu vas faire demi-tour ! Ouais, elle a pas tort ma petite voix dans ma tête. Okay, on va faire les choses correctement. Je lève la tête, je regarde le monsieur et je lui explique la situation. Je ne suis jamais venue, je ne sais pas comment ça fonctionne. Être honnête. J’ai dû passer pour une meuf avec un léger retard mental mais rien à foutre. Le gars, super patient, super sympa, me montre l’intérieur de la piscine derrière lui, m’explique tout en détails. Je risque pas de me tromper. Je fais donc comme il me dit. J’enlève mes chaussures, je rentre dans une cabine, je me change, puis je cherche un maître-nageur pour lui remettre mon ticket. Problème : je suis myope. Genre je vois flou à distance de mon coude. Avant d’abandonner mes lunettes dans ma cabine, je repère visuellement pleins de trucs qui vont me servir : les échelles pour accéder au bassin, les couleurs des vêtements des maîtres-nageurs, les portes de sortie, le numéro de ma cabine. Ok, maintenant, je me lance. Je sors de la cabine avec mon ticket et je me dirige vers les maîtres-nageurs. “On m’a dit de vous donner mon ticket !” que je dis avec un grand sourire un peu gêné. Le gars blague ne me demandant si j’y avais inscrit mon numéro de téléphone, je lui dis non. Il dit que c’est pas grave et ajoute que la prochaine fois que je viens, je peux laisser le ticket dans une des box accrochées au mur. “J’ai pas mes lunettes, je vois rien”. Il me montre une box pas loin de lui en me disant qu’il n’y a aucun souci, que les box sont partout près des cabines et qu’au pire, lui et ses collègues sont là. Il me dit que j’ai de la chance qu’il n’y ait personne aujourd’hui parce que d’habitude, ça grouille de gamins. Je lui demande s’il y a des horaires où il y a moins de monde. Il m’explique qu’avant oui mais que c’est plus le cas. Il me dit que je dois pas me décourager par la présence des gens. Facile à dire mec mais okay, je comprends ce que tu veux dire. Ne pas me décourager. Il me montre ensuite un couloir de nage où y’a personne, non sans m’informer qu’avant, faut passer par la douche et qu’il y en a deux : une froide et une chaude. J’ai même pas retenu l’info sur la douche froide.

Je suis restée à la piscine une bonne grosse demie-heure. Et c’était génial parce que j’ai réussi du début à la fin, j’ai réussi. Et quand je suis rentrée chez moi, j’ai arboré mes cheveux mouillés avec fierté. A 34 ans, j’ai réussi à aller à la piscine toute seule. C’était pas simple. Vraiment pas. Mais j’ai réussi. Par contre, pour faire les courses, pour le moment, c’est mort.

Written on September 18, 2018