16:33 (2)

humeur

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Ça fait pas encore deux ans mais j’y pense déjà. Je sens que ça va être un moment de l’année qui va me consumer petit à petit à chaque fois.

Il y a quelques semaines, on cherchait un moyen d’atteindre un plus haut point de vue sur le monument à Vittorio Emanuele II à Rome. En prenant des escaliers qui me semblaient interminables, on avait l’espoir de trouver un endroit avec une super vue. C’était pas mal mais c’était pas ce qu’on imaginait. Mais on avait atteint autre chose : une église. Jamais je rentre dans les églises, ou seulement quand mon oncle Denis me vend du rêve avec sa culture, ses explications et sa manière bien à lui de te toucher et de te connecter à des choses qui te semblaient auparavant si lointaines. Je suis rentrée dans l’église au sommet des marches interminables. Il était avec moi. Je donne pas de fric à l’église, j’allume pas de cierge. Avant de devenir agnostique, j’étais croyante, un peu, puis je me suis fâchée contre Dieu, puis j’ai carrément arrêté de croire au grand frère du Père Noël. Assez de voix dans ma tête et d’amis imaginaires dans ma vie. Dans l’immense structure religieuse, quelque chose qui ressemblait à lui me poussait à donner une pièce et à allumer un cierge. J’ai eu cette lutte intérieure où je me disais “Mine, tu peux pas donner de la thune à des gens qui définissent le bien et le mal de manière si cruelle. Dio non esiste, lasciatelo dire. È una morale per me, un’amorale”. J’ai rien donné mais fallait quand même un compromis parce que j’entendais à nouveau cette chanson qui m’avait accompagnée quand il est parti. Pourquoi, après des mois et des mois, elle était revenue se loger dans mon crâne ? Je l’ai allumé son putain de cierge. J’ai pleuré en sortant de l’église. J’ai pleuré en me disant que c’est dégueulasse de revenir juste à ce moment-là. C’est dégueulasse de me demander une faveur parce que t’étais croyant. Un mois après, finalement, je réalise que c’est vraiment typique de toi. T’avais déjà l’habitude de nous coller la messe à la télé et de te barrer pour nous troller.

Vendredi dernier, je me suis réveillée en colère. Encore. Comme toute la semaine en fait. Cette colère inexplicable que je n’arrive pas à contrôler. Est-ce que je dois de nouveau écrire des horreurs, des tortures et des meurtres crades pour m’en débarrasser ? Nan, c’est pas cette colère-là. C’est une colère triste, une mélancolie qui bouffe l’humeur, qui t’éloigne des gens, qui ne te donne pas envie de frapper sur quelque chose ou quelqu’un mais qui te fait de nouveau regarder ta peau et te demander si tu arriveras à te tenir suffisamment éloignée d’objets coupants pour éviter de faire (encore) une connerie. J’étais en colère mais à ce moment-là, je n’étais plus chez moi. J’étais au taff. Je me suis isolée pour gagner un peu de points d’expérience à Duolingo en anglais. Ca fait longtemps que j’avais pas remonté mon score en anglais. Mais j’arrivais pas à penser en anglais. Ca fait des semaines que j’arrive même plus à penser en français parfois. Mes voix sont multilingues normalement mais unanimement elles s’unissent dans la langue du patriarche disparu. Et putain ça m’a énervé encore plus. J’arrivais pas à m’éloigner, à fuir de cette pensée qui me rattrape toujours. Il résonne toujours quelque chose de lui dans ma tête. J’ai pleuré. Encore. Et c’est là que j’ai compris que l’été va être dur. Ca va être putain de difficile.

Ce week-end, j’ai encore lu je ne sais combien d’articles sur le retour à la nature, le besoin de manger local, de manger moins, de manger mieux, de manger sain, de manger nature,… Je repense à Nonna qui m’a avoué que si Nonno avait arrêté d’élever des bêtes c’est parce qu’elle en avait marre des efforts à fournir alors que depuis quelques temps, il y avait des supermarchés où on pouvait tout acheter directement. Quand je suis née, ils avaient encore pleins de bestioles qu’ils élevaient et tuaient pour se nourrir et nous nourrir. Il giardino du Nonno, c’est la base, c’est la vie. Dans la famille de ma mère, on n’a pas du tout le même rapport à la bouffe que dans la famille de mon père. Chez ma mamie, on mangeait pour se nourrir, on mangeait peu parce que je pense qu’ils étaient un peu radins (putain, si ma mère lit ça, elle va m’engueuler). Chez ma nonna, on mange parce qu’on aime, parce qu’on partage, parce qu’on est ensemble, parce qu’on se fait découvrir des goûts, parce qu’on se surprend, parce qu’on aime être ensemble et dire des conneries. Un Noël, mon père avait ramené du fromage qui pue. Comme d’habitude. Mais celui-ci était particulièrement trash. Tellement trash que Nonno a lâché un “Oddio, il fait tomber les cheveux celui-là !”. Il l’a dit en calabrais mais je saurais pas le retranscrire.

Avant qu’il s’en aille, j’avais regardé une vidéo de Niccolò Fabi, “Ha perso la città”. Et je trouvais que ça résumait bien la vie du Nonno. Durant sa vie et la mienne, on est passé du respect de la nature, de la connaissance de ses voisins, du DIY qui était nécessaire et pas une mode de bobo à des cages à lapins pour humains où les gens ne se connaissent même plus, à de la bouffe industrielles emballées dans du cellophane, à des trucs useless qu’on achète alors qu’on n’en a pas besoin et qui se retrouvent après à dégueulasser les océans. Dans le clip, il y a ce vélo qui me fait penser à celui qu’il utilisait pour aller faire les courses. Je me rappelle bien de ce vélo parce que, petite, il me collait derrière lui, dans une chaise à vélo pour gamin qu’il aurait pu avoir fabriqué lui-même tellement c’était basique mais fonctionnel. J’adorais les balade en vélo avec lui. Quand il est parti, ce n’est pas ce morceau que j’avais dans la tête. Quand on l’a enterré, ce n’est pas ce morceau que j’avais dans la tête. C’est après, quand j’ai réalisé ce qui s’est passé, que je me suis effondrée en sortant du train de retour à Bruxelles dans les bras de Cher&Tendre, que Niccolò s’est mis à chanter dans ma tête. Comme Billy Corgan et son Crestfallen l’avaient fait quand j’étais plus jeune, Niccolò et sa chanson allaient m’aider à digérer un peu son départ. Mais il me restait à digérer comment il est parti.

Je l’ai entendue dans ma tête quand je suis rentrée dans la pièce et que je lui ai fait écouter le message de son petit-fils coincé littéralement à l’autre bout de la Terre. Je l’ai entendue dans ma tête quand je lui tenais la main alors qu’il respirait encore. Je l’ai entendue dans ma tête quand j’étais calme alors que tout le monde pleurait. Je l’ai entendue dans ma tête quand je me suis penchée près de son oreille. A flood. Of blood. To the Heart. Comme un mantra qui m’aidait à rester forte pour lui. Parce que ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que j’étais là pour lui. Avant de rentrer la toute première fois dans cette chambre, mon père m’a dit très honnêtement qu’il ne lui restait pas longtemps. Mon père. Je comprends enfin d’où me vient cette honnêteté si crue qu’on me reproche. Putain, c’est clair, c’est trop un truc que j’ai hérité de lui. Il n’y a que mon père qui puisse me choquer par tant d’honnêteté. Mais comme quand j’ai souffert de mon premier deuil et que j’ai eu besoin de Billy pour m’en sortir, c’est l’honnêteté de mon père qui m’avait aidée à tourner la page, à guérir et à arrêter de pleurer chaque 1er avril et chaque 27 juin.

Dans la salle d’attente, je flippais. Je ne l’avais pas encore vu. La compagne de mon oncle m’avait dit qu’il était conscient, qu’il avait du mal à parler mais qu’il souriait la veille. Mais je flippais. J’allais craquer. Le truc, c’est que depuis un peu plus de 10 ans maintenant, on a un truc avec mon père : j’essaie de lui faire un câlin. Un vrai câlin avec les deux bras et tout. C’est un truc à la con mais c’est genre le challenge ultime que je m’étais fixée pour voir si j’arriverai à le faire céder. Quand on était gamins avec mon frère, le challenge de l’époque c’était réussir à tenir plus de 9 secondes au téléphone avec lui sans se faire raccrocher à la gueule. Une fois, j’ai fait 10 secondes mais il m’a raccroché au nez. Aujourd’hui, on peut passer 3h au téléphone à se raconter des conneries et à se dire au revoir au moins 4 fois avant de recommencer à parler d’un nouveau truc à la con. Dans la salle d’attente, je lui ai dit : “Papa, je peux avoir un câlin ?” Il m’a dit ok. Il m’a laissé le prendre dans mes bras. Il a mis un bras autour de moi et il m’a dit “Faut que tu te prépares. Y’en a plus pour longtemps”. “Dis pas ça putain, me dis pas ça, pas maintenant !” Puis je me suis calmée et il m’a dit : “Quand tu seras là-bas, faut pas que tu pleures. Pour Nonna. Okay ?”. Du coup, j’ai pas pleuré. C’est pas que j’avais peur de mon père ou quoi que ce soit. Je sais pas trop comment ça s’est passé mais j’ai pas pleuré. Quand j’ai découvert son visage et vu qu’il ne se ressemblait même plus, j’ai pas pleuré. Quand je lui ai pris la main et que je l’ai regardé gigoter dans son lit, j’ai pas pleuré. Quand il m’a regardé mais je ne savais pas s’il me regardait vraiment, j’ai pas pleuré. Le lendemain, quand le médecin nous a pris à part ma Nonna et moi et qu’il a dit “Il faut vous préparer parce qu’il ne lui reste plus longtemps”, j’ai pensé “putain, elle est partie où la Marie ? Il est où le Maxime ? Et l’Enzo ? Putain faut que je les appelle”. J’ai pas réalisé. Quand je suis re-rentrée dans la chambre et que j’ai repris sa main, je savais que ça serait la dernière fois. Quand personne n’osait le toucher, je suis restée avec lui à lui dire que tout allait bien se passer, qu’on irait bien, qu’il a assez pensé à nous, qu’il n’avait pas à s’inquiéter parce qu’on serait là pour Nonna et son jardin. J’ai pas pleuré parce que je sentais que je devais être là pour lui. Pas pour moi. Pas pour Nonna. Pas pour ma tante, mes oncles ou mon cousin. J’étais là pour lui. Celui qui m’avait enseigné mes premiers mots en italien, qui m’avait initié à la bonne bouffe, aux principes sacrés des horaires, au dessin, à la nature, à l’amour aussi. Parce que le Nonno, il aimait pas Jean-Pierre Foucault, Jean-Pierre Pernault et les “capitalistes de merde” mais il aimait tout le monde. Il était pote avec tout le monde, sans souci d’origine, de religion ou de sexualité. Il en avait rien à foutre, il aimait tout le monde. C’était un super troll avec des valeurs extraordinaires qui aimait tout le monde. Qui aimait le monde tout court en fait je pense. Et quand il allait mourir, c’était bien normal que je sois là pour lui. Donc j’ai pas pleuré parce que j’étais pas triste. J’ai pas pleuré parce que je voulais l’accompagner sereinement, qu’il sente véritablement que c’était okay qu’il s’en aille. Comme le disait mon oncle, il aurait pu nous la faire à l’envers et rester dans son lit pendant des jours et des jours. Mais il lui a suffit que ma présence et la voix d’Axel le rassurent je pense.

Et il est parti. Et quand il est finalement parti, j’ai pas compris. J’ai pas compris comment il pouvait être parti. A quel moment il est parti ? Pourquoi 16:33 ? Son corps s’est arrêté à ce moment-là mais comment être sûrs que c’était pas des “restes” d’énergie qui restaient encore dans son corps et qu’il soit parti encore plus tôt ? Et consciemment, il est parti quand ? Putain, il est parti quand en fait ?

Ça m’a hanté pendant des mois. Deux ans après le questionnement s’est dissipé et j’ai même du mal à reformuler l’évidence de mes doutes d’alors. Mais je comprends toujours pas ce qui s’est passé dans cette chambre. Je sais comment on meurt. Je sais pourquoi le corps devient froid. Mais je ne comprends pas comment on n’est plus dedans, à quel moment on n’est véritablement plus dedans. Je ne comprends pas.

Ce week-end, je retourne sur sa tombe. Je retourne à la messe entendre ce putain de connard de merde de Français de curé à la con écorcher son nom, notre nom, mon nom alors qu’il le connaissait mon grand-père. Je retourne dans sa salle de bain et peut-être que comme les dernières fois, je l’entendrais chanter. Il aimait bien chantonner. Quand il était vénère, il chantait dans son garage. Ma Nonna ça l’énervait mais j’ai compris bien des années plus tard, qu’ils se sont toujours trollés l’un l’autre depuis le début. Ma mère pensait qu’ils ne s’aimaient pas. Je peux te dire que j’ai jamais vu de regards plus complices qu’entre ces deux-là. La savoir sans lui aujourd’hui, c’est l’illustration de perdre une partie de soi-même. “J’en ai marre ‘mili, j’en ai marre”. Je sais, que j’ai envie de lui dire. J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour t’aider, que j’ai envie de lui dire. Mais y’a rien à faire. Quand tu perds cette partie de toi, soit tu mets des décennies à t’en remettre, à guérir, à apprendre à vivre amputé, ou alors tu attends que le temps te prenne. Parfois, je lui souhaite que le temps la rattrape pour qu’elle arrête de souffrir de tout et qu’elle le rejoigne entre le parc d’attraction et les hectares de jardins cultivés par des gens comme eux.

Ça, c’est quand même du bol. Quand t’as vécu toute ta vie à cultiver tes parcelles de jardin et que tu te fais enterrer à côté de plans de tomates, de courgettes, de salade, de haricots et autres bordels que je serai incapable de reconnaître tellement, avec le temps, je suis devenue une putain de citadine, c’est même carrément la classe. Il aurait voulu le faire exprès qu’il y serait pas arriver. Ce week-end, je vais lui rendre visite. Y’aura encore du monde partout et ça va me saouler mais je sais que y’aura des moments où une de mes voix récitera de nouveau le mantra pour que je garde mon calme. A flood. Of blood. To the Heart.

Et quand je reviendrai, comme l’an passé, comme l’année d’avant, je réapprendrai à vivre avec mon deuil et les douleurs physiques que ça provoque à chaque fois. L’incompréhension m’empêchera toujours de dormir correctement. Je trouverai toujours une nouvelle raison à la noix pour remplacer ce sujet d’insomnie. J’entendrai de nouveau mes trois autres voix me parler encore plus fort que d’ordinaire. Comme si ce moment de grâce avec lui me coûtait en conséquences insoupçonnées.

J’oscillerai encore entre colère et rire, entre folie et raison, entre envie d’en finir et joie immense de vivre. Toujours deux extrêmes, jamais de demies mesures. La pire version de nous-mêmes.

Written on July 10, 2018